Les frontières urbaines : mythe ou réalité ?
Une autre façon d’interroger et de comprendre nos territoires urbains.
Depuis les années 1990, les politiques de la ville successives ont eu notamment pour mission d’insérer chaque quartier dans la ville et d’assurer dans chaque agglomération la coexistence des diverses catégories sociales.
Qu’entend-on par « frontières urbaines » ? Sont-elles réelles ? Comment nos pratiques et notre façon d’habiter nos territoires induisent-elles et révèlent-elles des frontières au sein de nos espaces urbains ?
Ville et frontière sont deux termes antinomiques, pourtant en pratique nous sommes tous en mesure de citer des exemples de séparation, de discontinuité, voire d’exclusion ou d’enclavement de certains espaces au sein d’un territoire urbain. Cela peut même être le cas au sein d’une métropole (quand celle-ci est un EPCI), ou d’un quartier au sein d’une ville. Si nous considérons qu’une frontière est une ligne abstraite et immatérielle communément admise, dans le cadre de l’étude des espaces urbains et périurbains, une frontière relèverait alors d’abord des limites administratives, mais aussi et surtout du vécu des acteurs et des usagers, et de la perception qu’ils ont des territoires visés. Toujours est-il que ces frontières urbaines vécues et perçues plus ou moins fortement par les usagers fragmentent et hiérarchisent les territoires urbains, les quartiers. Ce sont ces frontières qui vont déterminer les stratégies résidentielles, l’implantation et la fréquentation, ou au contraire l’évitement de certains quartiers. Elles vont expliquer également certaines mobilités.
Ces frontières internes sont de trois types :
les frontières imposées, déterminées par le politique à travers la planification et la stratégie du construit,
les frontières spontanées, produits par les processus de la ségrégation économique et sociale,
les frontières imaginaires qui déterminent dans les têtes une structuration particulière du territoire urbain, désignant un mode d’appréhension du construit anticipant les conduites et les rapports à l’espace.
Au final, se construit une véritable culture de la ville, qui va avoir, selon les trajectoires de la ville dans le temps, tendance à gommer ou au contraire à renforcer certaines frontières.
Ainsi le bâti, les aménagements, l’implantation des catégories socio-professionnelles (CSP), les mobilités et les réseaux, les activités économiques et les services, la sécurité, sont autant d’éléments qui vont participer au dessin de ces frontières immatérielles au sein des espaces urbains.
Dans un premier temps, essayons d’identifier les différentes frontières à l’échelle d’une métropole comme la Métropole Rouen Normandie. Nous vous proposons, comme on pourrait le faire en classe à partir du ressenti et du vécu des élèves, la construction d’un rapide croquis matérialisant quelques frontières de différentes natures.
Titre du croquis : Rouen, une métropole aux multiples et diverses frontières
Une rapide lecture du croquis permet d’identifier différentes frontières urbaines. En premier lieu, on notera la frontière administrative et légale, celle constituée par les limites de l’EPCI Métropole Rouen Normandie qui regroupe 71 communes agglomérées. Les mobilités se font beaucoup vers le centre de la métropole (Rouen et 1ère ceinture). Au-delà, le bâti est plus relâché et les activités économiques et les services moins concentrés. Se déplacer vers ou sortir de la métropole c’est donc changer de paysage et accéder à des fonctions propres aux métropoles et concentrées dans les métropoles. Cette frontière est importante et bien réelle, car la densité des réseaux de transports en commun du réseau Astuce s’arrête aux limites de la métropole. Ainsi Barentin, qui avait souhaité rester en dehors de la métropole malgré sa proximité, ne bénéficie pas du réseau de transport en commun de cette dernière.
Deuxièmement, la Seine, pour la ville de Rouen et plus largement pour l’ensemble de la métropole constitue une rupture, une ligne matérialisée et naturelle de frontière. Si, cette ligne est marquée par les franchissements quotidiens, ils sont difficiles. En effet, le temps consacré dans un déplacement en véhicule au franchissement de la Seine est considérable aux heures de pointes (détour + embouteillages). Il suffit d’imaginer par ailleurs le territoire sans ce grand nombre de ponts et sans le Bac de la Bouille, pour bien mesurer la manière dont la ligne de rupture est marquée. Le fait que cela reste un frein aux déplacements et que cela impacte les stratégies de chacun dans son implantation ou dans ses déplacements a forcément un impact sur le développement différencié et dans le temps des deux rives. Les infrastructures permettant le franchissement sont donc essentielles. A l’échelle de la ville centre de Rouen, la Seine continue de constituer la limite matérialisable d’une véritable ségrégation spatiale. En effet, la répartition des CSP+, des lieux de décision et de culture, des banques, des commerces de prestige, des lycées réputés, et du principal nœud de transport ferroviaire notamment, se concentre sur la rive droite ; alors que les CSP- et les commerces moins prestigieux se situent davantage sur la rive sud. En raison, des prix de l’immobilier notamment plus élevés sur la rive droite, on observe quotidiennement une traversée de piétons dans le sens sud au nord le matin, et du nord au sud en fin de journée. Cette deuxième frontière révèle donc aujourd’hui une séparation d’ordre social et économique.
Enfin, le croquis matérialise une troisième frontière, celle d’un quartier bordé à la fois par la Seine, les voies rapides et les voies de transport en commun : l’écoquartier Flaubert. La régénération de ce territoire et la sortie quasi ex-nihilo d’un nouveau quartier en quelques trimestres, construit en même temps une nouvelle frontière. En effet, en plus d’être délimité par la Seine et les axes majeurs de transport, ce qui en fait une sorte d’îlot urbain, ce quartier, par sa modernité et ses caractéristiques (90 hectares de bureaux, logements aux normes environnementales, services, de végétalisation des espaces, dessertes par transports doux), affiche de fait un paysage et une identité sociale et économique propre. Bien qu’à l’entrée sud-ouest du cœur de la métropole, ce projet d’aménagement d’envergure est le fruit d’une volonté, d’une action et d’une planification politique. Cette action politique et cette stratégie d’aménagement devraient à terme, permettre de rééquilibrer le territoire de rouennais et de gommer un peu la ségrégation spatiale évoquée plus haut entre les deux rives.
Titre du croquis : Bihorel et ses frontières urbaines, un territoire fragmenté
Dans un second temps, nous avons essayé d’identifier les différentes frontières à l’échelle d’une ville de la métropole comme Bihorel. A travers cette étude de cas, la division/fragmentation va se faire alors davantage par quartiers, et en fonction des grandes infrastructures de transport.
Le croquis cartographique numérique proposé ci-dessus permet d’identifier les frontières urbaines de la ville de Bihorel. Le fonds de carte IGN choisi a permis d’identifier une fragmentation de ce territoire en trois quartiers distincts. Observation confirmée par le fonds de carte « Photographies aériennes ». Un premier quartier dont le bâti en bordure de colline est marqué par un habitat résidentiel individuel ancien rénové (maisons brique-silex avec jardins, superficies variables), un deuxième quartier marqué par un habitat collectif ancien, et un troisième marqué par des lotissements pavillonnaires plus récents, situé de l’autre côté de l’A28. La consultation des CSP sur le site de l’INSEE a également permis d’identifier ces trois quartiers. On notera que ces trois quartiers ont leur école et leurs commerces de proximité, leur permettant de fonctionner de façon isolée.
En illustration, vous trouverez ci-dessous les trois types d’habitats évoqués, qui marquent à la fois le paysage de chacun de ces quartiers, mais aussi qui indiquent des conforts et des modes de vie différents.
A noter que ces trois quartiers auraient pu être matérialisés par un figuré propre sur le croquis cartographique, mais pour des raisons de lisibilité du bâti, le choix a été fait de ne marquer que les lignes de frontières.
Les deux quartiers de cette ville aux deux extrémités du territoire sont tous les deux tournés vers le cœur de la ville centre de la métropole : Rouen. Aucun ne semble se tourner vers le quartier central plus défavorisé. Le premier situé mi-hauteur et organisé autour de l’église, bénéficie de sa proximité des quartiers centraux et aisés de Rouen rive droite vers lesquels il est tourné, dont il est en quelque sorte une continuité. Le quartier à l’autre extrémité (Bihorel Le Chapitre), est lui séparé des deux autres par une rupture constituée par la voie rapide, et comme la Seine dans l’exemple plus haut, l’axe majeur matérialise une frontière socio-économique entre ce quartier et le quartier central plus défavorisé. La rocade autoroutière permet également de séparer ce quartier pavillonnaire de classes moyennes voire moyennes supérieures, des quartiers plus défavorisés voisins que sont Les Sapins, La Lombardie, et La Grand Mare. Ainsi connectés au centre par la voie rapide, les habitants peuvent aller travailler, consommer, accéder aux commerces, aux services et aux lieux de culture sans jamais avoir à entrer dans le quartier voisin, pourtant juste de l’autre côté de l’axe. Au moins dans le bâti et dans l’observation des CSP, ces trois quartiers ressemblent à des enclaves, étanches les unes aux autres, et pourtant, ils sont territoires d’une même commune. L’observation de la côte immobilière de chacun de ses trois quartiers, confirmera cette fragmentation.
Liens avec les programmes
Les réflexions soulevées à travers ces deux exemples sont autant de pistes dont l’étude peut être envisagée en CAP (« Espaces, transports, mobilités et tissus urbains »), ou en Première BAC Pro (« La recomposition du territoire urbain en France : métropolisation et périurbanisation »), ou encore en terminale (« L’accès aux ressources pour produire, consommer, se loger et se déplacer »). La réalisation des croquis est simple et peut se faire à partir des informations apportées par l’enseignant, les élèves et observées via l’outil. La question de la mobilité a toujours été intégrée puisqu’elle est, quelles que soient les motivations et les modalités, par le franchissement, la traversée ou l’évitement de la frontière, un élément constitutif et un révélateur de cette frontière.
En conclusion, si la frontière urbaine est une ligne imaginaire, elle n’est pas un mythe mais le plus souvent bien réelle et matérialisable à travers des croquis. Si elle est parfois visible et physique (ex : la Seine, l’A28), la frontière urbaine est souvent aussi sociale et économique. Elle dépend de notre façon de percevoir et de vivre notre territoire, de notre façon de l’habiter dans son sens le plus géographique. La frontière n’est donc pas qu’une notion géopolitique, elle est aussi profondément géographique dans le rapport qu’elle signifie des hommes à leurs territoires urbains et entre eux. Elle est une autre façon d’interroger et de comprendre nos territoires urbains. Les politiques de la ville de ces dernières décennies ont bien perçu ces différentes typologies de frontières puisqu’elles ont essayé de réduire les déséquilibres entre les territoires et d’effacer les lignes de séparation et les discontinuités.